STEPHAN FORTE

Noirceur progressive… 



Stéphan Forté est connu pour son travail au sein du groupe de métal symphonique français Adagio, mais son grand talent de guitariste fait également de lui un artiste solo à part entière. Après un premier album sorti en 2011, The Shadows Compendium, il nous revient avec Enigma Opera Black, qui s’annonce plus personnel, plus sombre et, en somme, plus fidèle à ce qu’il veut exprimer en tant qu’artiste.

Interview exclusive Noiseweb


Entretien réalisé le 13 septembre 2014 au Hard Rock Café à Paris par Jean-Baptiste "Jb69" Juillard
Rechercher : dans l'interview
Bonjour Stéphan, tout d’abord merci pour cet album, j’ai vraiment pris beaucoup de plaisir à l’écouter et je dois dire qu’il m’a réconcilié avec les albums solos de guitariste ! Il ne cède pas à la facilité ni au vice du remplissage. Alors comment est né ce projet de faire un deuxième album ? Et comment a été accueilli le premier ?
Le premier album a reçu un très bon accueil, c’est ce qui m’a encouragé à continuer. L’idée était de faire quelque chose dans lequel je m’exprime à 100% avec mon instrument, sans compromis. Le principe est juste d’exprimer à fond ce que j’ai dans la tête, sans penser à la question de savoir si ça va plaire ou pas. C’est un vrai luxe de pouvoir se dire qu’on peut faire ce qu’on a envie. Rien ne m’empêche de faire un morceau de 20 minutes !

Cette liberté se retrouve aussi dans les conditions de sortie de l’album, puisque tu as créé ton propre label Zeta Nemesis Records, en référence à un morceau de l’album. Celui-ci sera disponible à la vente physique uniquement sur Internet, à savoir sur ton site perso et sur Amazon. Pourquoi ce choix ? As-tu eu des mésaventures avec les labels ?
Non pas vraiment, j’étais même très content de ma collaboration avec Listenable Records mais ça fait longtemps que j’avais envie de faire ça. Le marché est tel aujourd’hui qu’on peut être autonome tant qu’on a l’argent pour pouvoir financer le truc, et je pense que c’est mieux de le faire comme ça. Je connais un peu le travail des labels de moyenne envergure,  et si on a l’argent et le réseau, autant le faire par soi-même. Le seul inconvénient serait la distribution, mais pas vraiment en fait. Qui va à la Fnac acheter son disque aujourd’hui ? Déjà, il y a peu de chance de le trouver… On achète l’album physique sur Amazon ou sur le concert du groupe  sinon on le consomme en numérique. Ce n’est pas un si gros problème de ne pas avoir le disque en bac, d’autant plus qu’avec ma musique, plutôt de niche, il est quasi impossible d’avoir une grosse distribution. Donc j’ai tenté l’expérience !

Et ce label sera vraiment pour toi ? Ou tu envisages de collaborer avec des groupes amis ou que tu apprécies ?
Le but est d’abord d’être autonome sur mes produits ; à terme, pourquoi pas. Je vais attendre de voir ce que ça donne, je vais le faire avec Adagio et après on verra.

Pour revenir sur l’album, j’ai été particulièrement frappé par l’agencement des morceaux que je trouve assez intelligent et cohérent : l’intro, trois gros morceaux, une sorte d’interlude, puis trois autres titres massifs avant l’outro légère. Ce n’est pas le hasard j’imagine ?
Non parce qu’il y a beaucoup d’infos, et je savais que ça n’allait pas être forcément facile à digérer, alors j’ai réfléchi à l’ordre des morceaux. Au départ, je voulais mettre « Suspended Tears Into Space » à la place de « Pure » au milieu, mais je me suis rendu compte que ça faisait beaucoup  trop d’informations. Donc j’ai énormément réfléchi à l’organisation et j’ai finalement décidé de placer cet interlude au milieu.

STEPHAN FORTE

D’ailleurs, j’ai beaucoup aimé le morceau  que tu cites (« Suspend Tears Into Space »), mais je dois avouer que j’ai été un peu choqué par la fin de ce morceau, qui s’arrête d’un coup net alors qu’on aimerait se laisser transporter encore une ou deux minutes !
En fait, ce n’est pas vraiment un morceau, j’ai sorti tout ce que j’avais de plus sombre, tout ce qui me torturait, c’est une sorte de psychanalyse. Une fois que j’avais tout sorti, j’étais en paix et je pouvais donc finir en paix, sans m’étirer plus longuement. Je voulais marquer une conclusion sereine.

On retrouve plusieurs invités de renoms sur l’album : Andy James (sur « Enigma Opera Black »), Paul Wardingham (« Sector A Undead »), Marco Sfogli (« Suspend Tears Into Space ») et bien sûr Marty Friedman (« Zeta Nemesis ») !  Comment se sont passées les collaborations ? Et qu’en est-il de Phil Campbell qui devait être là sur le premier album ?
Elles m’ont toutes apporté une grande satisfaction. Le fait de bosser avec Marty  m’a fait super plaisir, il est super occupé, j’étais touché qu’il prenne de son temps. Tout le monde a fait ça vraiment bien, et puis avec les moyens modernes, on peut facilement bosser à distance. Pour Phil, déjà parce que ça aurait fait trop de monde ! Et puis son style ne collait pas trop avec l’ambiance de ce nouvel album, aucun morceau ne se prêtait vraiment à une approche rock, et puis il est hyper occupé !

As-tu une collaboration rêvée ? Jason Becker ? Tu l’as déjà rencontré je crois ?
Il y avait un festival Not Dead Yet organisé pour lui rendre hommage en Hollande, et on m’a demandé si ça m’intéressait d’y participer et bien sûr ça me branchait ! J’ai repris « Opus Pocus », qui est sur l’album Perpetual Burn et Jason regardait par webcam, donc grosse pression ! Il a bien apprécié. Quand il a su que j’allais au NAMM à Los Angeles, il m’a dit de passer chez lui et ça a été vraiment une super rencontre ! Il est encore pleinement dans la musique, et arrive à composer à l’aide d’une machine appropriée.

Pour revenir à l’album, il est vraiment marqué par cette tonalité sombre, mais aussi très moderne, on ne sent pas du tout d’influence old school.
Non c’est le reflet de ce que j’écoute, je ne voulais pas refaire ce qui a été fait, le seul truc qui soit vraiment néoclassique, c’est l’intro, mais là aussi j’ai utilisé des techniques plus modernes. S’il fallait mettre un style dessus, ce serait progressif. Pour moi, c’est la liberté de pouvoir composer ce que tu veux, de mélanger les styles, les univers.

Justement, c’est vrai qu’on entend énormément d’influences diverses sur l’album : Meshuggah pour certains riffs, de l’indus / électro parfois, un peu de classique avec le piano…
C’est tout ce que j’écoute, ce que je regarde, tout m’inspire. Je réfléchis plutôt en termes d’artistes que de style. Chez moi, quand j’écoute de la musique, je peux passer de Sting à Meshuggah, puis écouter Massive Attack ou Portishead, avant de revenir sur Gojira, sans oublier le classique et  la musique de film : tout se mélange !

Et à part la musique, es-tu inspiré dans ton travail par d’autres formes d’art ?
J’aime tout ce qui a rapport avec l’horreur ou l’épouvante. Au niveau de la peinture, je n’ai pas vraiment de préférence pour une période en particulier, je peux aimer la peinture baroque comme celle d’artistes contemporains. Mais ce que j’aime surtout dans l’art, c’est la noirceur.

STEPHAN FORTE

Comment se passe le processus de composition ? Tu fais le vide ou tu mets en musique ce que t’as ressenti ?
Je n’y réfléchis pas, j’entends un truc puis je rode autour.

Y a-t-il une thématique principale dans cet album ? On dénote quelques références à l’espace ou à la spiritualité.
La notion de l’espace est importante dans l’album en ce qu’elle est associée au sentiment de solitude. En parallèle, il y a Gravity (film d’Alfonso Cuaron) qui est sorti, il est bien mais je m’attendais à autre chose. En tout cas, ce film traite du sujet de « Suspend Tears », c’est-à-dire ce sentiment de solitude absolu que tu peux avoir dans l’infini, et l’image que j’avais en tête pour ce morceau, c’était de se retrouver seul dans l’infini. Ce que j’exprime naturellement à travers ma musique me paraît parfois ridicule lorsque j’essaie de le formuler avec des mots, mais en gros, je voulais faire référence au fait qu’avec la pesanteur, les larmes restent en suspension : tu es seul.

Sur l’album, tu as tout fait de A à Z ? Et le solo de basse, c’est toi aussi ?
Non ça c’est Franck (Hermanny, bassiste d’Adagio) ! Je l’ai mis fort pour qu’on l’entende bien car les bassistes se plaignent souvent de ne pas être entendus (rires) ! Je ne suis pas multi-instrumentiste mais la technologie permet de faire beaucoup de choses soi-même.

Un mot sur la pochette ?
Je travaille avec une photographe et un illustrateur, elle fait les photos et lui s’occupe du reste. Je voulais reproduire l’état d’esprit du concept d’étrangeté, de bizarre, de magique, de noirceur, en lien avec une vision d’enfant, puisqu’on voit les choses différemment quand on est enfant. Et ça a donné Alice au Pays des Merveilles version Burton ! J’avais donné beaucoup de directives, j’aime bien être le plus précis possible dans ce que j’essaie de retranscrire, je voulais créer une ambiance précise.

Quand as-tu commencé à composer les morceaux de l’album et quand as-tu commencé l’enregistrement ? Y a-t-il déjà quelques points que tu aimerais changer avec le recul ?
J’ai commencé à composer il y a environ 1 an et demi, l’enregistrement s’est fait sur un an. Pour l’instant je n’ai pas encore de regret ; je vois plus cet album comme complémentaire au précédent.

Et sinon où en es-tu est Adagio ? Le groupe semble avoir connu quelques problèmes ?
C’était en standby jusqu’à maintenant, j’en avais besoin, on a eu quelques soucis avec le chanteur oui, il était un peu instable. Tout ça a fait que j’avais besoin d’un break, je voulais revenir à des choses plus sincères, naturelles, sans compromis. On s’est séparé des personnes dans l’entourage du groupe qui nous faisaient aller dans une direction qui n’était pas la nôtre sur les nouveaux morceaux sur lesquels on travaillait. Après, on a décidé de reprendre ça pour de la musique pure, sans penser à en faire quelque chose de commercialement optimisé. C’est frustrant, on stagne depuis 2009, mais là, on a refait du vrai Adagio, dans la lignée du 2ème album, ce sera progressif.

En 2011, tu avais rencontré grâce au regretté Patrick Roy le patron de l’Orchestre National de Lille à propos d’une collaboration avec le groupe, est-ce que le projet avance ?
Souvent ? les gens s’engagent du vivant de la personne, et c’est tout de suite plus compliqué quand elle est partie… Je ne voulais pas utiliser d’orchestre pour faire quelque chose qui ne correspondait pas à Adagio, je ne voulais pas le faire juste pour le faire. Il fallait le faire pour faire du Adagio et pas autre chose. Je préfère faire ça avec le groupe que tout seul. Pour la relance,  ça va dépendre de la mairie de Denain, on verra ce que ça donne, mais ce qui est sûr, c’est que ça ne sera pas pour le prochain album.

En 2012, tu t’es embarqué dans une grosse tournée « Guitar Universe » avec Marty Friedman et Yossi Sassi, comment ça s’est passé ? On se souvient de la date parisienne. As-tu une autre tournée prévue dans les mois à venir ?
La tournée s’est super bien passée ! Il y avait une très bonne entente entre nous. En France, on a fait Colmar, Paris, Montpellier, Toulouse… Avec Marty, ça se passait super bien. On s’est bien amusé, c’était trois semaines bien sympas. Pas de tournée en groupe prévue pour l’instant, je vais faire une tournée master class, qui commencera en novembre dans plusieurs grosses villes de France et quelques autres. Ce serait ridicule que je tourne en tête d’affiche sans en avoir le nom d’un mec qui peut me ramener assez  de monde pour un concert instrumental. Même un Satriani ou un Vai ont rempli pendant un temps mais ne font plus de Zénith ou de grosses salles comme à une époque. Du coup, je préfère attendre d’avoir l’opportunité de jouer avec un autre guitariste. Mais il n’y a beaucoup de gratteux instru qui se lancent dans des tournées car c’est un marché assez restreint.

STEPHAN FORTE

Et en ce qui concerne le live, as-tu une préférence entre les concerts que tu donnes avec Adagio et ceux où tu es seul sur scène ? Y a-t-il des différences pour toi ?
Je suis aussi concentré avec les deux mais c’est vrai qu’avec Adagio, je peux parfois plus me lâcher, je suis avec mes potes ! Il y a une grosse part de fun ensemble. Techniquement, certaines parties que je joue seul sont peut-être plus dures, ça demande une concentration permanente car la guitare est au centre, mais il y a du niveau aussi dans Adagio, en plus on a tous le métronome à l’oreille, donc ça demande beaucoup de concentration aussi. Monter seul sur scène c’est chiant, enfin on n’a pas le délire de boire un coup avec ses potes, de dire des conneries...  Seul, tu prends plaisir à partager mais c’est plus frustrant.

Et tu vas voir des concerts aussi parfois ?
Non pas trop, je n’ai pas trop le temps en fait. Et puis, si je devais y aller, ce ne serait pas forcément des concerts de metal, vu que j’en ai vus plein. Si par exemple un groupe comme Depeche Mode passait, là j’irais peut-être. Après, il y a plein de groupes qui m’intéressent, mais je ne vais pas forcément me déplacer.

Est-ce que tu as eu un coup de cœur metal ces derniers temps ?
Oui j’en ai eu, il faut que je me rappelle de quoi (il réfléchit) : Hacktivist ! C’est un mélange de rap et de djent on va dire, c’est vachement bien foutu.

Et t’arrives à vivre de ta musique ?
Oui ! J’ai un pas un salaire de ministre mais j’arrive à vivre de ma musique, depuis 3, 4 ans à peu près. Je réinvestis tout dans ma musique, c’est un cercle vicieux. Faut vraiment analyser tout le marché, comment ça fonctionne, ce qui vend ou pas, regarder où on peut générer de l’argent, et après je réinvestis.

Les fans d’Adagio devraient te soutenir ! Des idées pour un 3ème album ? Tu veux refaire quelque chose avec Adagio avant ?
Ce que je peux dire aux fans d’Adagio, c’est que c’est l’album le plus proche d’Underworld, il colle vraiment à ma personnalité. Surtout, il faut que je sorte quelque chose avec Adagio avant ! J’ai aussi un autre projet de groupe en chantier aussi, une sorte de combinaison entre Fear Factory, Pantera (en plus moderne), un peu Meshuggah, avec des guitares sept ou huit cordes, du chant brutal et  des éléments orchestraux noirs pour donner plus d’ampleur à la musique.

Qu’est-ce qu’on te souhaite alors, à part la santé, une tournée ?
Hum, une tournée, une grosse tournée ouais !

Un mot pour finir ?
C’est l’album le plus fidèle à mes idées, mes émotions et ma personnalité. J’ai vraiment réussi à retranscrire ce que j’avais envie de retranscrire et j’en suis très content. 
  


STEPHAN FORTE – Enigma Opera Black
Zeta Nemesis Records


Site : www.stephanforte.org

Facebook : www.facebook.com/stephanforte